Vivre avec le VIH et interdit de pamplemousse
C’est comment de prendre une, voire plusieurs pilules, chaque jour? Qu’est-ce que cela ferait si un jour ça n’était plus nécessaire? Christopher Klettermayer évoque son attitude vis-à-vis des médicaments contre le VIH et jette un regard sur l’avenir.

Christopher Klettermayer
Je suis auteur, photographe et artiste. Avant mon diagnostic de VIH en 2014, je travaillais comme photographe dans le domaine du reportage et de la mode. Suite au diagnostic, la thématique du VIH et ses aspects sociaux et sociologiques sont devenus pour moi prioritaires. J’ai travaillé jusqu’il y a peu sous le pseudonyme de Philipp Spiegel. Aujourd’hui, j’essaie de concilier mon travail artistique avec mon activité d’écriture sur ma vie avec le VIH ainsi que sur la sexualité et les concepts de la masculinité.
Christopher Klettermayer | Octobre 2021
Mon alarme sonne, une fois de plus. Comme toujours à 11 heures du matin. Comme tous les jours depuis mars 2014. Mon petit rappel quotidien que je dois prendre ma petite pilule quotidienne. A vrai dire, je n’en ai plus besoin depuis longtemps. Ma pilule d’aujourd’hui, je l’ai avalée instinctivement voilà une demi-heure. Ce rituel quotidien est déjà devenu une routine assimilée, une évidence. Je n’y pense même plus. Je l’avale, comme mon café du matin. Je ne peux plus m’en passer.
Je laisse malgré tout l’alarme. Comme back-up, comme filet de sécurité. Au cas où je serais un jour absorbé dans mes pensées. Peut-être lors d’un shooting photo. Ou en randonnée. Ou avec la gueule de bois. Et cette alarme doit me servir de rappel au cas où je ne serais tout à coup plus sûr d’avoir déjà pris ma pilule. Il m’arrive malgré tout de me demander parfois dans l’après-midi: j’ai pris mon médoc aujourd’hui? Pensée toujours suivie d’un: mais oui, ça va de soi.
Au moment où j’écris ces lignes, c’est ma 2735e fois. J’ai commencé mon traitement antirétroviral il y a 2735 jours. Avalé la pilule 2735 fois. Entendu l’alarme sonner 2735 fois. Et chaque jour, il y en a une de plus.
Au cours de ces deux mille sept cent trente-cinq jours, énormément de choses ont changé. Dans le monde, dans ma vie, dans mon entourage, en moi – et aussi dans ma médication. J’en suis déjà à la troisième préparation. A la troisième pilule qui n’a pas tout à fait le même aspect que les précédentes et dont le contenu se distingue par quelques menus changements. Du point de vue du goût, hélas, rien n’a changé.
Mais parfois ce sont précisément les détails qui peuvent faire une grande différence.
La première pilule
La première pilule reste bien sûr la plus marquante au plan émotionnel. J’étais encore sous le choc de mon diagnostic de VIH, pris au piège de mes pensées, des angoisses, de la dépression et ployant sous le poids généré par un tel diagnostic. Comment le dire aux personnes qui me sont chères? Comment cela a-t-il pu arriver? Et bien évidemment: qu’est-ce que ce médicament va me faire? Quels sont les effets secondaires? Et puis l’idée inquiétante d’être dépendant de médicaments pour le restant de mes jours. Pour toujours. Jusque-là, je n’avais jamais été du genre à prendre des engagements à long terme.
Tout ce qui théoriquement pourrait m’arriver comme effets indésirables et comme interactions. Les facteurs qui pourraient avoir une influence négative sur le traitement. Ce qui me désole le plus, c’est que je ne peux plus manger de pamplemousse.
Déjà paniqué à l’idée d’oublier mes médicaments, je lis la notice jointe ainsi que la feuille d’information que m’a remise mon médecin. J’en ai des frissons. Tout ce qui théoriquement pourrait m’arriver comme effets indésirables et comme interactions. Les facteurs qui pourraient avoir une influence négative sur le traitement. Ce qui me désole le plus, c’est que je ne peux plus manger de pamplemousse.
Par chance, j’ai un médecin qui m’accorde beaucoup de temps. Qui me prend pour ainsi dire par la main et qui est à mes côtés durant les premiers mois de cette nouvelle vie. Il m’explique et s’entretient avec moi en toute objectivité. Et il réussit à m’ôter certaines angoisses. Les notices exagèrent parfois et suscitent des craintes. Dans tous les cas, la feuille d’information se révèle d’une plus grande aide – malgré l’interdiction du pamplemousse.
Même si je me laisse quelques jours de réflexion, je sais qu’il n’y a pas d’autre issue. Je décide d’engager le combat contre le virus. Et j’avale la première pilule pour m’immerger dans cette nouvelle vie.
Pendant les premières semaines, je suis parano. J’interprète n’importe quel signe physique comme un effet secondaire, une conséquence. C’est une sorte d’effet placebo inverse: tout à coup, tout devient effet secondaire, notamment la sensation de réplétion et les légères nausées. Pourtant, je remarque au bout d’un moment que c’est dû à ma façon de me nourrir. Il est indiqué sur la feuille d’information qu’il faut manger quelque chose avant de prendre les médicaments. Je joue la sécurité – et je me gave jusqu’à en avoir la nausée. Avec le temps, j’apprends à mieux doser.
Et je sens une amélioration. La toux sèche que j’avais depuis des mois s’arrête d’un jour à l’autre. Ma peau n’est plus aussi rêche et desséchée. Une mycose tenace lâche enfin prise. Des petits désagréments dus au virus disparaissent. Je sens que mon organisme doit moins lutter maintenant qu’il a une assistance.
Mon médecin continue de m’apporter son soutien. Après les premières semaines, nous examinons ensemble mes résultats sanguins et les discutons dans le détail. Je peux voir comment le médicament agit, comment le traitement combat le virus. Je vois que, grâce à ces petites pilules, je ne suis plus à la merci du virus, mais que je peux l’affronter. Et reprendre ce combat chaque jour. Au lieu de voir la pilule comme une contrainte, je la considère désormais comme une arme à ma disposition. Comme la liberté de décider moi-même: est-ce que je veux vivre ou baisser les bras? Alors je m’achète sans cesse de nouvelles boîtes à pilules, toutes plus jolies les unes que les autres, que je garde sur moi comme un écrin. Comme un étui pour une arme.
Au cours de ces premiers mois, la sollicitude de mon médecin est essentielle, elle renforce ma confiance en moi et dans les médicaments. Et comme je sens que les médicaments déploient leur efficacité, mon moral va mieux tout à coup. Il ne va pas encore bien – il faudra encore beaucoup de temps – mais je suis au moins libéré d’un souci. La peur du virus et de ma mort est domptée.

La deuxième pilule
Après environ 800 jours, 800 pilules et 800 batailles, la prise du médicament est assimilée et s’est normalisée depuis longtemps. Les effets secondaires initiaux tenus pour véritables ont tous disparu, le virus reste indétectable. Je me sens sûr, stable. Tout à fait normal à vrai dire. Je me nourris mieux de manière générale, je veille à me maintenir en forme afin de donner à mon organisme le soutien dont il a besoin. Je m’attribue même un jour par année où je m’offre un pamplemousse. Ce fruit interdit en devient encore plus délectable, vu sa rareté!
Lors de mon contrôle trimestriel, mon médecin m’annonce que nous allons changer de préparation.
La nouvelle ne devra plus être associée à la prise de nourriture. Je pourrai donc la prendre sans m’empiffrer, ce qui me simplifie nettement la vie. Je n’ai pas toujours bien respecté la consigne par le passé, et je me dis que ce petit détail contribue à mon bien-être général. Un petit souci de moins.
Je me suis beaucoup consacré au VIH au cours des deux dernières années, y compris à son histoire et aux traitements. J’ai lu les récits d’horreur des années 90, lorsqu’il fallait, toutes les quelques heures, avaler des dizaines de pilules qui avaient de terribles effets secondaires. Et puis leur nombre a diminué au fil des ans. De dizaines de pilules – et autant d’effets secondaires – on est passé à six, puis quatre, trois, deux, et finalement une seule.
Il s’agit là d’un progrès médical fulgurant dont je bénéficie aujourd’hui. Je me dis que chaque nouvelle préparation représente un petit pas en avant. Même si cela n’entraîne qu’un mince soulagement pour mon corps ou un seul de mes organes, c’est un pas de géant pour ma qualité de vie à long terme.
Sans remettre en question son utilité, je commence donc le nouveau traitement. Et les premières années, tout semble bien aller. Puis je me rends compte d’un détail qui, à mon avis, n’était pas là avant. J’ai toujours eu une toute petite vessie, une envie d’uriner exagérée qui m’incite à aller aux toilettes fréquemment. Plus d’une fois, cela m’avait été fatal pendant les longs trajets en bus sur les routes cahoteuses au fin fond de l’Hindou Kouch. Et forcément, mon amour immodéré pour le café n’aide pas.
Je remarque que je dois faire pipi anormalement souvent. Même mon entourage est frappé. Je supporte de moins en moins les longs trajets en voiture. Cela me gêne de devoir m’arrêter si souvent, de sentir une pression constante dans ma vessie. Je prends tout à coup conscience d’une baisse de ma qualité de vie – et j’ai des craintes pour l’avenir. Si c’est déjà un problème maintenant, qu’est-ce que ce sera quand je serai vieux?
Cette expérience désagréable plonge mes pensées dans une spirale infernale. Je me vois tout à coup gros et bouffi. La faute aussi aux médicaments? Ou bien je ne suis qu’un fainéant qui ne fait pas volontiers du sport et qui aime bien trop cuisiner, manger et boire du vin?
Je commence à réduire ma consommation de café, j’essaie à nouveau de faire plus attention à mon alimentation. Et, pour autant que je m’en souvienne, cela aide déjà un peu. Mais le problème n’est pas résolu. La gêne est toujours là.
La troisième pilule
Au fil du temps, je me suis créé un bon réseau au sein de la communauté séropositive. Après de longues discussions avec des amies et amis et avec des médecins, je sais qu’il va falloir que je change de préparation. J’attends ce moment avec impatience et, quand je parle de mes effets secondaires à mon médecin, il fait le nécessaire.
Mais je ne prends pas ce changement à la légère comme je l’avais fait pour le premier. Si la prise des pilules sous forme de routine a ses avantages, elle m’a amené à négliger les lectures et les recherches approfondies. Je suis devenu paresseux. Cette fois-ci, je vais m’y prendre autrement.
C’est la première fois que je suis sceptique. Que je m’inquiète de ce que tout cela fait à mon organisme. Mais quelles sont mes options? Ne plus prendre de médicaments?
Au bout du compte, j’en dépends, je suis à leur merci. Ils me tiennent en vie, en bonne santé. Je ne peux que faire confiance – à moi et aux connaissances que j’acquiers, aux efforts que je fais pour me maintenir en forme. Faire attention aux interactions et aux effets secondaires. Avoir confiance dans la médecine qui n’a cessé d’apporter des améliorations au cours des trente dernières années. Et qui s’efforce d’en apporter d’autres.
Je dois accepter que c’est comme ça et que le prix à payer pour ma survie, ce sont les effets secondaires. Et la transparence: il me faut communiquer en toute franchise avec mon médecin, le tenir au courant des autres remèdes que je prends parfois, que ce soit contre des allergies ou des polypes.
Je reprends les discussions avec mon médecin et j’étudie à nouveau de plus près les traitements. Et quelques mois après le passage au nouveau médicament, je sens un changement: ma vessie est soulagée, l’envie d’uriner moins lancinante qu’il y a quelques mois encore. De fait, cette nouvelle préparation a changé un détail. Un détail qui contribue massivement à ma qualité de vie. Mon scepticisme se transforme à nouveau en gratitude – gratitude d’en être déjà arrivé à pouvoir mener une vie normale juste avec une pilule par jour.
Une fois de plus, j’améliore encore mon alimentation. Je fais plus attention à moi. J’essaie de vivre plus pleinement et de garder en mémoire le combat que je mène. Il s’agit de ma vie – de mon avenir. Je peux maintenant poser les rails pour mes vieux jours, et il ne tient qu’à moi de définir où cela va me mener.
La première injection
Une chose a toutefois été déterminante dans tous ces changements: le dialogue en toute franchise et honnêteté avec mon médecin. Surtout dans la phase initiale du traitement qui est angoissante.
Tous les trois mois, quand je me retrouve face à lui dans son cabinet, nous évoquons les nouvelles approches thérapeutiques. L’injection tous les deux mois est déjà autorisée dans certains pays. Une solution intéressante, mais pas une option pour moi étant donné que j’ai une peur panique des piqûres. De plus, c’est compliqué pour les voyages de longue durée. Aujourd’hui, je n’ai qu’à emporter mes pilules avec moi. Mais des seringues et des liquides réfrigérés? Comment je m’y prendrais? Je préfère m’en tenir à mon alarme.
Mon médecin me parle ensuite d’une vision d’avenir qui me fait dresser l’oreille. Un implant pour six mois, comme dans le cas de la contraception. Ça, c’est intéressant. Ce serait la solution pour moi. Une tout autre qualité de vie, sans alarme quotidienne. Sans médicaments à traîner avec soi, sans étui à pilules. Une vie quasi normale, avec une consultation médicale tous les six mois.
Cette pilule fait partie de mon identité depuis 2735 jours. C’est un conditionnement qui fait partie de mon quotidien au même titre que le café du matin. D’une certaine manière, j’ai peur de perdre ce rituel.
Alors que j’imagine cet avenir merveilleux, une pensée me traverse l’esprit: ce serait comment si, un jour, je ne prenais vraiment plus de pilule? Cette pilule fait partie de mon identité depuis 2735 jours. C’est un conditionnement qui fait partie de mon quotidien au même titre que le café du matin. D’une certaine manière, j’ai peur de perdre ce rituel.
Cela ferait vraiment bizarre.
Merci
J’aimerais remercier ici tous ceux grâce à qui ces progrès sont possibles. Pas seulement les scientifiques, les organisations et les médecins, mais aussi toutes celles et ceux qui ont le courage de se soumettre à de nouveaux traitements pour simplifier la vie de chaque personne séropositive.