A double tranchant : Aide Suisse contre le Sida

A double tranchant

Philipp Spiegel

Dans ma vie de photographe, je m’appelle Christoph Philipp Klettermayer. Dans ma vie d’auteur et d’artiste, je m’appelle Philipp Spiegel – un pseudonyme que j’utilise uniquement pour mes travaux en relation avec le VIH et qui me permet de prendre de la distance

www.philipp-spiegel.com
www.cklettermayer.com

Philipp Spiege | Avril 2021

«Je peux tout faire – sauf enfreindre la norme»

C’est du moins ce que l’on m’a toujours fait croire. Pas directement mes parents ou mes amis. Non, cela s’est fait de manière bien plus subtile, c’était habilement imbriqué dans tous les domaines de la société. Dans des détails, dans la discrimina­tion positive. Issu de la classe moyenne viennoise, avec peu d’écueils ou d’obstacles sur ma route, j’ai grandi sans remettre en cause ma propre position. Je n’ai pour ainsi dire jamais connu de situation où le doute affleurait à la surface. Et si c’était le cas, je pouvais tout simplement l’ignorer. Le privilège ultime.

«On ne prend conscience de ses privilèges qu’au moment où ils sont remis en question»

Depuis plus de deux mille ans, bon nombre de religions nous martèlent à quel point nous les hommes nous sommes super et forts, à quel point les gays sont moralement répréhensibles et quelle propriété manipulatrice une femme peut ainsi se révéler. Qui plus est: j’ai un passeport européen qui m’offre une liberté de voyager relativement aisée. Une couleur de peau qui me fait paraître au-dessus de tout soupçon dans une grande partie du monde, qui m’ouvre des portes et en ferme rarement. Un sexe qui me procure davantage de salaire, de respect et d’autorité. Une sexualité qui n’est jamais remise en question ni mise en doute, voire utilisée contre moi.
L’homme bénéficie de privilèges en tant qu’Européen blanc hétérosexuel. Une foule de privilèges que l’on ne peut énumérer tous et dont on peut difficilement dire où ils commencent et où ils finissent. Mais je n’ai jamais vraiment été conscient de tout ça. Avec une situation de départ comme la mienne, on ne perçoit pas cette immunité «innée». A quoi bon?
Bien sûr, la compréhension, la compassion et la solidarité avec des personnes moins privilégiées ont toujours été là. Je les ai toujours prises au sérieux, j’ai compati, aidé là où je le pouvais – mais comprendre la discrimination ou le retrait de privilèges de l’intérieur, ça, c’est une tout autre histoire.
Les marches des fiertés, parades, manifestations, marches des femmes, protestations? Oui, bien sûr, je me suis toujours dit que c’était une bonne chose. Défiler un peu avec les autres, je le fais volontiers ! Mais c’était comme pour la solidarité. J’avais simplement d’autres chats à fouetter, d’autres soucis hantaient mon quotidien.

Lorsque j’ai publié mes premiers articles sur ma vie avec le VIH, j’ai appris ce que signifie être victime de préjugés négatifs sans pouvoir l’ignorer. Dans les commentaires, mon comportement sexuel a été dénoncé. J’étais un pervers. Dépendant au sexe. C’était ma faute.

J’étais ignorant à l’époque. Dans une Autriche conservatrice, on grandit de toute manière dans une bulle conservatrice. Bien qu’il y ait eu des améliorations, les progrès ne se font qu’horriblement lentement.
Même en matière de harcèlement sexuel, moi, la super créature masculine, j’ai des avantages. Quand une responsable des relations publiques m’a mis la main aux fesses, ç’a été un honneur. Cela ne m’arrive jamais. Quel cliché! Si je couche avec elle, vais-je décrocher le job? Quand on est un gamin de vingt-cinq ans, on peut même s’en vanter. Parce que c’est une exception, quelque chose qui n’arrive jamais. L’ignorance peut vraiment être quelque chose d’extraordinaire.
Que des femmes soient exposées quotidiennement à ça, je le savais – mais j’étais impuissant. Que puis-je faire pour changer les choses? La société est ainsi faite, je n’arriverai pas à grand-chose à moi tout seul ... Ce n’est qu’avec le temps que j’ai appris que ne rien dire, c’est une manière de laisser faire.

«Jusqu’au jour du déclic.»

Plus je vieillissais, plus j’ai pris conscience de ces situations. Les injustices. Les dysfonctionnements. Les conflits. Et le pouvoir d’y remédier. Un lent apprentissage qui s’est accéléré avec le déclic ultime: mon infection par le VIH.
Quand le VIH est entré dans ma vie, je me suis retrouvé dans un conflit sociétal qui ne m’avait qu’effleuré jusque-là et pour lequel je m’étais toujours tenu sans le savoir du côté silencieux.
J’ai été assailli soudain par une surdose de sentiments et de situations inhabituelles. Tout à coup, je ne faisais plus partie du couronnement. J’étais différent. Inférieur. Victime. Marchandise d’occasion. J’avais perdu mon statut.
Lorsque j’ai publié mes premiers articles sur ma vie avec le VIH, j’ai appris ce que signifie être victime de préjugés négatifs sans pouvoir l’ignorer. Dans les commentaires, mon comportement sexuel a été dénoncé. J’étais un pervers. Dépendant au sexe. C’était ma faute. Que sais-je encore. Ces commentaires m’ont énervé, ébranlé. Pas seulement parce que certains étaient haineux, mais parce que beaucoup suintaient l’ignorance. J’avais envie de riposter, d’injurier leurs auteurs. Mais je me suis retenu. Et s’ils avaient raison?
C’était la première fois que j’avais honte de mon sexe. La première fois que je me suis dit que je devais me justifier face à moi-même – et à la société. Je suis comme je suis. Mais ce «comme je suis» n’est pas voulu.
La honte était trop grande, le sentiment de ne plus être accepté comme faisant partie de la société. Comme un criminel qui proteste vainement de son innocence. Et plus je me défendais, plus j’avais l’air coupable. Je devais me cacher.
J’ai rejeté la faute sur ma passion et mes préférences sexuelles, j’en ai eu honte. Et ainsi j’ai donné raison à mes détracteurs: je me suis comporté de manière irresponsable, je mérite l’exclusion sociale. J’avais rompu le silence – et je croulais sous une avalanche de reproches, avec la conviction que c’était ma faute.
D’un seul coup, je suis devenu plus sensible aux injustices commises envers autrui, d’un seul coup, c’était plus que de la compassion. Je comprenais soudain le combat quotidien des autres. La nécessité de devoir justifier chaque jour que l’on est ce que l’on est. Que l’on éprouve une attirance pour les hommes, les femmes, le sexe anal, oral ou autre. Que l’on est «différent». Que l’on n’est pas dans la norme. Et que l’on devrait en avoir honte.

Plus j’ai intégré le monde des personnes séropositives, plus s’est ouverte pour moi une autre perspective. Mais dans mes échanges avec d’autres personnes séropositives, j’ai aussi découvert des différences énormes. L’homme rejeté par sa famille à cause de son homosexualité. La femme qui a contracté le VIH auprès de son mari, au sein d’une union soi-disant monogame. Des destins très différents du mien.
J’ai entendu pour la première fois le silence assourdissant d’autres hommes hétérosexuels. Un silence qui touche tant d’autres domaines. Les droits des femmes, la migration, la santé sexuelle et la contraception. Tous des sujets susceptibles d’entraîner une perte de privilèges et de statut.
Avais-je vraiment subi une perte de privilèges? Ou n’était-ce qu’une impression? Le VIH était certes un coup dur, mais je menais toujours mon existence d’homme blanc hétérosexuel. Protégé par mes amis et ma famille. Et tant que je ne mentionnais pas le VIH, il n’était tout simplement pas là.

Je n’entre pas dans les schémas des autres pour ce qui est de la discrimination. Je ne suis ni un pédé, ni une salope, ni un étranger. Je suis toujours protégé par le bouclier de l’hétéro blanc d’Europe occidentale. Il me reste ce privilège. Et il me permet de prendre une décision: celle de vivre comme jusqu’à présent, en évoquant le VIH le moins possible et en choisissant de me taire, ou celle de rompre le silence.

«Le silence n’est pas d’or. Le silence est la voie facile.»

En me taisant, je ne me fais pas d’ennemis, mais j’admets que d’autres soient discriminés.
Je me demande souvent: pourquoi n’ai-je jamais remarqué avant cette immunité dont bénéficie l’hétéro blanc? Qu’aurait-il fallu avant le VIH pour m’y rendre attentif? Pour en prendre conscience? Je ne sais pas.
De nombreux commentaires à mes articles me montrent qu’il y a une différence entre manque de connaissance et ignorance. Que les privilèges et les droits sont des sujets complexes et de longue haleine. Surtout à une époque où l’on veut et où l’on doit tout savoir tout de suite. La complexité est pesante et anxiogène. Au lieu de dénoncer le manque de connaissance, il faut prendre les gens par la main et leur expliquer lentement et clairement.
La prise de conscience est graduelle. Ce sont les situations de la vie courante qu’il faut expliciter et qui doivent inciter à la réflexion. Des événements accessibles qui illustrent certaines situations – et non les systèmes complexes liés au patriarcat qui sont si profondément ancrés dans notre société.
Oui, c’est pénible, long et astreignant. Mais si je veux sensibiliser en brandissant l’arme de la morale ou en montrant du doigt, de nombreuses personnes se sentent attaquées.

Le couronnement de la création est vite dé­stabilisé et dépassé. Il se sent immédiatement attaqué et riposte à chaque critique. Un comportement acquis, la colère et la peur doivent être compensés par une attitude machiste. Le couronnement de la création doit se montrer à la hauteur pour se défendre. Afin que rien ne change au statu quo.
Sur la défensive, les hétéros blancs ont recours à des réponses simplifiées face à des problèmes complexes – «valeurs», «morale», «bienséance» – et ils mordent à l’hameçon que leur tendent les populistes pour les attirer lentement, mais de plus en plus sûrement dans leurs filets.
Je me rappelle que, dans ma jeunesse, une bonne amie m’a demandé un jour: «Est-ce que tu te sens en sécurité la nuit, quand tu rentres seul chez toi, un peu pompette, et qu’une silhouette te suit à quelques mètres derrière toi?»
«Oui, bien sûr.»
«Eh bien moi pas.»
Ç’a été le premier déclic. Un premier pas vers la prise de conscience. Qui m’a montré mon privilège sans me juger ni juger mon existence. Depuis, je change délibérément de trottoir lorsque, la nuit, je vois une femme qui marche seule dans la rue.
Le combat pour l’égalité est un long combat, qui peut-être ne sera jamais fini. Mais si l’on songe que, pendant plus de deux mille ans, seul un pan de l’humanité, le masculin, a été privilégié, nous avons tout de même fait, en quelque cent cinquante ans de mouvement en faveur des femmes et pas même quarante ans en faveur des LGBTQ, de sacrés progrès.

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