A double tranchant : Aide Suisse contre le Sida

A double tranchant

Philipp Spiegel vit avec le VIH depuis quelques années. Il évoque dans ce tout nouvel article la vie avec le virus et le passage du temps ainsi que ses effets sur l'apparence.

Philipp Spiegel

Dans ma vie de photographe, je m’appelle Christoph Philipp Klettermayer. Dans ma vie d’auteur et d’artiste, je m’appelle Philipp Spiegel – un pseudonyme que j’utilise uniquement pour mes travaux en relation avec le VIH et qui me permet de prendre de la distance.

www.philipp-spiegel.com
www.cklettermayer.com

Je saisis le couteau et m’apprête à couper. L’oignon me glisse entre les doigts, la lame tranchante atterrit sur la planche. Mon doigt a failli y passer.

Je me tétanise. Mes amis sont au salon. Ils préparent d’autres ingrédients pour le repas, poivrons, tomates, toutes sortes de choses. Je reste là, le couteau à la main. J’ai peur de le laisser tomber. Peur de ce que je pourrais faire avec. Par chance, je suis seul dans la cuisine. Je suis sous le choc.

Et si je m’étais coupé? Qu’aurais-je dû dire? J’aurais empoisonné le repas, infecté la cuisine.

Il ne s’est pas écoulé quatre mois depuis mon diagnostic de VIH. J’en ai parlé à très peu de monde, et les amis qui sont au salon n’en savent rien. Je ne peux pas leur dire – je ne peux même pas me l’avouer à moi-même. Je me sens toxique. Ce sang infecté qui coule dans mes veines me semble extraterrestre. C’est comme si un organisme étranger s’était infiltré en moi et s’y propageait. Je m’imagine que je sens cette chose qui se déplace sous ma peau. Un picotement. Un chatouillement. Un corps étranger.

Et si je m’étais coupé juste avant, ce sang toxique serait partout. Il aurait corrodé la cuisine, bousillé le repas. Je devrais leur raconter, avoir honte, me haïr.

Je me remets à la tâche avec une prudence extrême. Une rondelle d’oignon après l’autre. J’inspire profondément. La machine se remet en route. L’état de choc se dissipe. Je n’ai pas besoin de me confesser. Pas besoin de raconter. Je peux revêtir à nouveau mon masque et faire comme si ma vie était normale.

Mon corps a accumulé toutes sortes d’expériences. Et c’est une bonne chose. Cela dit, j’ai des mains magnifiques.

Mais je sais que je ne suis plus moi. Je ne suis plus seul. Je suis tout d’un coup plus que moi. Un être symbiotique. Relié à ce quelque chose qui me tuerait si je n’y faisais pas attention. Si je ne prenais pas mes médicaments chaque jour.

Ce fut la première phase de mon aliénation physique.

Quelques jours après, je me retrouve une fois de plus à la consultation psychologique de l’organisation de lutte contre le sida. Voilà plusieurs semaines que mes nombreuses consultations portent sur la question du sexe – et sur mon angoisse à cet égard. En effet, non seulement mon sang me paraît toxique, mais aussi mon sperme. Mon pénis s’est transformé en une piqûre mortelle. Un dard empoisonné. Un danger pour ceux qui m’approchent de trop près. L’intimité avec moi peut être fatale. Signe astrologique: Scorpion – comble de l’ironie.

A cela s’ajoute la peur d’être perçu comme sale, «usagé». Lorsque l’on doute autant de soi, l’excès d’alcool (ou d’autres drogues) n’est pas loin. Je ne veux pas boire pour voir la vie en rose, je veux boire jusqu’à en finir.

Dans cet immeuble froid de Vienne que j’associe au cauchemar de mon diagnostic, je me sens tout petit et épuisé. Alors que j’attends mon tour, je suis frappé par la quantité de brochures sur les clubs gays, sites de rencontres et autres guides gays que recèle cette ville. On n’y voit que des beaux mecs jeunes dans des poses lascives. Abdos à faire pâlir d’envie, fesses fermes, dents étincelantes, chevelure flamboyante. En tant qu’hétéro, je me sens à côté de la plaque. En tant qu’hétéro qui ne fait jamais de sport (ou n’a jamais dû en faire), encore plus. Je suis (toujours) plutôt mince. Mais mon ventre grossit, je perds mes cheveux. Ma peau est blafarde, sèche et boutonneuse.

Des milliers de pensées hantent mon esprit depuis que j’ai appris ma séropositivité. Une peur vertigineuse m’envahit à tout bout de champ. Peur de mon corps, peur de ce que ce virus va faire de moi. Et puis il y a ces médicaments que je prends depuis quelques semaines. D’un côté, je suis obsédé par les images des années 80 et 90, par ces visages creusés des malades du sida, ces gens maigres, osseux.

Vais-je leur ressembler? Verra-t-on que j’ai le VIH? J’ai peur de devenir maigre et osseux. De l’autre côté, mon corps expérimente précisément l’inverse. Comme je dois manger quelque chose avec chaque médicament, j’ai des nausées et l’estomac lourd depuis des semaines. Chaque soir avant la prise, je me force encore à manger, la plupart du temps sans en avoir la moindre envie. Je me sens repu en permanence. La notice du médicament signale que la prise de poids est fréquente. J’ai peur de devenir gros et bedonnant.

Une amie m’a dit un jour qu’il faut du courage pour se trouver beau tout en étant moche. Sur mon autoportrait, j’ai simplement accentué les creux. Pour renforcer les contrastes. Souligner mes impuretés et mes rides. Sans aucun lissage.

Merde. Dois-je vraiment me mettre au sport maintenant? En même temps, je me dis que ma manière de voir y est aussi pour quelque chose. Je fais de la photographie de mode. On commence par falsifier avec du maquillage, et si cela ne suffit pas, je passe à Photoshop. J’élimine avec soin toutes les impuretés. Rendre le regard plus lumineux, accentuer encore un peu les ondulations de la chevelure. Supprimer les rides et les rondeurs indésirables. Précisons que je n’ai jamais aimé faire des retouches. Pas seulement parce que je trouve le travail fastidieux et vain. Je n’aime pas cette fausse perfection. J’ai toujours aimé souligner certaines «perfect imperfections». La cicatrice au menton, le grain de beauté sur l’épaule. Faire en sorte que la femme sur la photo ait l’air naturel. Le style Peter Lindbergh.

Moi-même, je ne me suis jamais défini autrefois par mon apparence. Pour commencer, j’étais toujours maigre comme un clou. Et puis, je le savais: je suis plus que ça. Je suis mes histoires, mes aventures, mon esprit fonceur. Je suis plus que mon image. Du moins dans la vie réelle.

Mais aujourd’hui? Que signifie être un homme en 2020?

Dans le sillage des médias sociaux, la falsification a mis le turbo. N’importe quel smartphone inclut automatiquement le lissage en mode selfie. On ne distingue plus la peau, uniquement un visage parfaitement lisse. La pseudo-perfection prime tout le reste. En ligne, et plus particulièrement sur les sites de rencontre, on est réduit à une image. Et comme la concurrence use aussi de ces stratagèmes, je me retrouve au pied du mur. Se pointer avec un tricycle à une course de voitures? Aucune chance.

J’aimerais pouvoir dire que je suis meilleur dans le rôle inverse, celui d’observateur. Mais je suis aussi influencé par la pression constante des médias tendant à imposer ce à quoi une femme doit ressembler. Je juge bien trop vite. Plus vite qu’autrefois. Nous sommes tous victimes du lissage. Nous nous sommes habitués à ne voir plus que des êtres retouchés. Et moi aussi je tombe dans le panneau. Bien que je connaisse les subterfuges, que les corrections me sautent aux yeux, que je sache la vérité sur les mensonges.

Aujourd’hui, bien des années plus tard, je ne me sens plus toxique. Je me suis familiarisé avec mon petit virus, je ne suis ni gros et bouffi, ni maigre et osseux. Mais voilà que l’âge, insidieusement, vient s’en mêler. Des années de consommation d’alcool et de manque d’exercice m’ont fait pousser en largeur. Cela m’inquiète. Je ne suis plus craquant, mince et sportif. Je suis disons … flasque. Une brioche au lieu des tablettes de chocolat? Des cheveux clairsemés au lieu de la crinière descendant jusqu’aux épaules? J’en viens à être rongé par le doute de ne plus être assez beau.

Pour quelqu’un qui n’a jamais dû se soucier de son poids, la transformation de mon corps devient soudain une préoccupation majeure. Mon estime de soi en prend un coup. Et c’est sans compter le déferlement d’images retravaillées sur le Net qui s’est radicalisé ces dernières années.

L’année passée, en 2019, je me sentais encore à peu près svelte. Supportable. Aller à la plage m’était égal. Mais en 2020, il s’est passé quelque chose. Le métabolisme a changé. Je suis tout à coup différent sur les photos. Plus ample. Plus large. Plus massif. Plus gros. A qui la faute? A moi? Ou est-ce lié à mes médicaments? A la prise quotidienne des pilules antirétrovirales ? C’est en tout cas l’un des effets secondaires connus.

Je suis très inquiet, et sceptique concernant la plage. Dans l’intervalle, j’ai compris que je dois faire du sport. Mais j’ai l’impression que plus rien n’est efficace. Je me lance dans le sport à corps perdu. Avec succès, mais pour les tablettes de chocolat, ce n’est pas encore ça. C’est désespérant.

Pour quelqu’un qui n’a jamais dû se soucier de son poids, la transformation de mon corps devient soudain une préoccupation majeure. Mon estime de soi en prend un coup. Et c’est sans compter le déferlement d’images retravaillées sur le Net qui s’est radicalisé ces dernières années. En dépit de tous les adeptes du body positive, l’industrie de la publicité et de la mode a néanmoins réussi au fil des ans à déstabiliser même l’homme hétéro. En lui faisant miroiter de fausses images idéales. En lui montrant à quel point il est inadéquat.

Ajoutez à cela une bonne prise d’Instagram, et déjà je me regarde dans le miroir avec mauvaise conscience et je me dis: beurk, qu’est-ce que je suis flasque. Et il faudrait maintenant que j’aille dans un centre de fitness où, au milieu des grognements surmotivés, cette image virile désolante de la suprématie du muscle ne ferait qu’engendrer davantage encore de honte? Non merci.

Mais je l’admets rapidement: mettre la faute sur les médicaments n’est qu’une excuse. L’âge a frappé. Le métabolisme ne se laisse plus relancer aussi aisément. L’excuse ne tient pas. Vite, télécharger une appli de sport et fini la bière. Et ce qui était autrefois si facile se transforme tout à coup en exercice de discipline.

Un dimanche après-midi, je vais me promener avec ma meilleure amie. Je me lamente: «Je ne serai sûrement plus jamais aussi mince que lorsque j’avais trente ans». A quoi elle me répond: «On devient sensible? Avant, j’avais des seins magnifiques. Mais depuis que j’ai eu un enfant, eh bien, ils sont ce qu’ils sont. C’est comme ça. Fait chier de vieillir.» Et nous éclatons de rire.

Mes pensées se bousculent souvent dans ma tête. L’homme doit être fort. L’homme doit être faible. L’homme doit être sportif – mais pas à l’excès, et pas non plus trop délabré. L’homme ne doit pas pleurer, mais il doit être sensible. L’homme doit être un gentleman, mais pas trop. L’homme doit avoir de l’argent, mais il ne doit pas y accorder d’importance. Et cetera. Et cetera.

Etre un homme, c’est en fait assez banal et assez facile.

Mais la masculinité est un concept complexe qui est influencé par de nombreux facteurs insaisissables. Qui est lié à des siècles de privilèges et d’attentes. Qui est en mutation constante et doit être adapté en permanence.

Dois-je maintenant y être indifférent? Ou cela ne m’est-il pas permis?

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